Les cahiers de Leïla, de Valentine Goby, ill. de Ronan Badel

Le Cahier de Leila : De l’Algérie à Billancourt

Deux romans-témoignages relatant les destinées de deux fillettes originaires d’Algérie et du Rwanda éclairent des faits douloureux du siècle dernier.

Au travers des portraits psychologiques de deux enfants, Leïla et Emma, Valentine Goby et Elisabeth Combres (dont c’est le premier roman) relatent deux épisodes symboliques de l’histoire contemporaine où la France, impliquée, joue un rôle contestable ou trouble. L’ambiguïté de la position française est soulignée dans le dossier documentaire sur l’immigration algérienne situé à la fin des Cahiers de Leïla. De l’Algérie à Billancourt et dans la courte préface de La Mémoire trouée. Mais l’intention des deux auteurs est surtout de représenter une multiplicité de personnes dans des contextes donnés, soit une population d’immigrés kabyles en France en 1963 pour l’une, et la population tutsi (et non l’ethnie, précise l’auteur) face au génocide rwandais de 1994 pour l’autre.
Le geste romanesque permet de se placer dans l’altérité, de se mettre au coeur des individus, de s’approcher au plus près de leur vie. Leïla tient son journal intime (un cahier) qu’elle illustre de dessins et raconte la vie quotidienne des siens depuis son départ de Kabylie pour rejoindre leur père, un ouvrier de l’usine Renault à Billancourt, dans le cadre du regroupement familial. Un narrateur omniscient dit la survie d’Emma, jeune rescapée du désastre rwandais (recueillie par une vieille femme hutu) qui a assisté au meurtre arbitraire de sa mère.

Les deux récits, efficaces par la simplicité de la narration et le réalisme du point de vue, partent tous deux de situations concrètes. Ils sont des romans politiques dans le sens où ils font histoire et convoquent l’humanité tout entière. Ils inventent une langue collective, fictive et réaliste pour restituer leur histoire, celles de personnages d’ombres, de fantômes ou de morts à l’instar de la mère de Leïla qui devient mutique et neurasthénique face à la violence de la désillusion.

Les personnages sont des corps en voyage qu’ils soient des immigrés ou des survivants en quête d’indices pour reconstituer leur mémoire trouée. Car l’oubli guette. Il n’est pas un simple accident de la mémoire. Il est l’instant d’un aveuglement, une occultation d’images d’une si grande netteté qu’on ne pense même pas à considérer ce qui se passe derrière leur lumière si frappante. Chez Emma, l’interruption du souvenir se laisse envahir par un blanc qui se conçoit déjà comme un trou de mémoire, comme un secret. L’entrée dans la mémoire est jonchée de trous et c’est au seuil du souvenir que s’enveloppent les secrets les plus terribles. Les Cahiers de Leïla et La Mémoire trouée ont ceci de remarquable qu’ils s’érigent symboliquement contre cette structure monumentale de l’oubli. En restituant le point de vue des personnages, en leur donnant la parole, les textes construisent le " je ", leur donnant une part d’identité.

Être au plus près du quotidien des deux fillettes interroge aussi l’idée du lieu, d’un endroit déterminé. Or, pour Leïla et Emma, il n’y a pas de lieu définissable. Elles sont aux bords du monde. Leïla dans un appartement de transit délabré dans l’attente d’un logement neuf qui tarde à être attribué et Emma dans le village hutu dans lequel elle a élu domicile, fuyant, hagarde, le sein du massacre. Elles n’appartiennent déjà plus aux lieux qu’elles ont habités, aux villages de leur enfance. Dans la tête d’Emma, il n’y a pas de lieu possible, c’est ouvert et elle ne sait pas quoi prendre pour se reconstruire. Alors, elle prend le chemin à rebours pour trouver la raison de ce voyage, pour arriver au point de départ et y glaner des indices de sa vie passée parmi les ruines...

Ces deux romans-témoignages en appellent essentiellement à la sensibilité du lecteur plus jeune pour Les Cahiers de Leïla et adolescent pour La Mémoire trouée. Ils demeurent une excellente introduction à ces sujets de l’histoire contemporaine si peu abordés dans la littérature jeunesse et sont un pied de nez aux muets historiens et aux frileux éditeurs...

Les Cahiers
de Leïla.
De l’Algérie à Billancourt

Valentine Goby
ill. de Ronan Badel
Autrement jeunesse,
" Français d’ailleurs "
69 pages, 14,50 e


La Mémoire
trouée

Élisabeth
Combres
Gallimard,
" Scripto "
124 pages, 7,50 e

http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=57032

voir aussi : http://www.crdp.ac-creteil.fr/telemaque/comite/etranger.htm